Au Commencement… 6 Octobre 1928

La liberté de la presse et la censure sont des sujets sur lesquels George Orwell reviendra fréquemment dans ses articles, ses essais et ses romans. Il semble donc tout à fait logique que son premier article publié soit précisément consacré à ce sujet. « La censure en Angleterre », traduit en français par H.J. Salemson et publié par Monde le 6 octobre 1928, marque le début de la carrière d’écrivain d’Eric Blair. C’est un début prometteur pour quelqu’un qui n’est à Paris que depuis quatre mois. Le fait d’apparaître dans un journal aussi rapidement après son arrivée a dû être une source de fierté pour le jeune Anglais. De plus, Monde jouit d’une réputation flatteuse puisqu’il a été fondé par Henri Barbusse, auteur et militant politique très influent. La publication de l’article d’Eric Blair, bientôt suivi d’un autre sur John Galsworthy (le 23 mars 1929) forme un tournant qui le place à la pointe de la scène littéraire de Montparnasse et au cœur de la pensée communiste. 

Fin 1928 et début 1929, E.A.Blair publie quatre articles supplémentaires dans une autre revue radicale de gauche, Le Progrès Civique. Bien qu’il ait sans doute espéré poursuivre sa carrière prometteuse de journaliste dans la capitale française, ce ne fut pas le cas. Que ce soit par manque relatif de contacts, parce que que ses articles doivent être traduits, ou peut-être simplement parce que ses aspirations littéraires sont ailleurs, les offres se tarissent. La courte série d’articles en français qui commence avec « La Censure en Angleterre » en octobre 1928 et se termine avec « Comment on exploite un peuple. – L’Empire britannique en Birmanie » (Le Progrès Civique) en mai 1929 représentera la quasi-totalité* de ses publications en tant que journaliste, jusqu’à sa collaboration avec The New Adelphi, à son retour en Angleterre, en 1930.

Le premier article qu’Eric Blair a écrit pour Monde, probablement intitulé « Censorship in England » en anglais, est intéressant à plus d’un titre. Il ne s’agit pas seulement d’une fenêtre sur le monde « étrange » de la censure anglaise de l’époque, mais aussi d’un aperçu de l’état d’esprit et des préoccupations de l’auteur lui-même. Je trouve curieux de constater que même lui semble vaguement choqué par certaines des œuvres qu’il mentionne. Cela ne veut pas dire qu’il préconise leur censure — l’article plaide clairement en faveur de l’abolition de celle-ci — mais il ressent manifestement un certain degré de pudibonderie qu’il attribue souvent aux autres. La voix du jeune homme est également très présente, tout comme les références littéraires qu’il semble vouloir mettre en avant. La structure est quelque peu désordonnée, répétitive, parfois décousue et il semble même à l’aise pour étayer une théorie par une phrase qui — je le sais d’expérience — ferait chiffonner une dissertation de littérature anglaise et vaudrait une sale note à son auteur… 

« Cette explication ne peut se vérifier, mais elle s’accommode aux faits mieux qu’aucune autre. »

Enfin… peut-être pas la pire des notes, mais en donner une à « La censure en Angleterre » serait passer à côté de l’essentiel. En tant que premier article publié par le futur George Orwell, son importance dépasse clairement la simple crédibilité littéraire. Pour cette raison — et parce qu’il n’est actuellement disponible que dans le cadre des Œuvres complètes de George Orwell — j’ai pris la liberté de faire une rétrotraduction depuis le texte français de H.J. Salemson datant de 1928 et de le restituer dans une version que j’espère proche du texte anglais original, qui, tout comme les versions anglaises originales des articles du Progrès civique, n’ont jamais été retrouvées.


Duncan Roberts, mai 2024 – Traduit par Nicolas Ragonneau


*A Farthing Newspaper est publié dans le journal britannique G.K’s Weekly, fin 1928.

Merci à Darcy Moore pour le visuel de Monde (no.517) Lire plus sur Barbusse et le monde littéraire autour de Orwell : www.darcymoore.net

‘La Censure en Angleterre’ 

Monde, 6 October 1928 

La situation, en ce qui concerne la censure en Angleterre est en ce moment la suivante: pour la scène, chaque pièce doit être soumise, avant présentation, à l’inspection d’un censeur nommé par le Gouvernement, qui peut en défendre la représentation, ou la faire changer, s’il la considère comme dangereuse pour la moralité publique. Ce censeur est un fonctionnaire comme n’importe quel autre, non choisi à cause de ses capacités littéraires. Il a ou interdit ou entravé la représentation de la moitié des pièces modernes de valeur qui ont été représentées en Angleterre au cours de ces cinquante dernières années. Les Revenants d’Ibsen, Les Avariés de Brieux, et La Profession de Mrs Warren, de George Bernard Shaw—toutes des pièces strictement, et même douloureusement, morales — ont été exclues de la scène anglaise pendant de longues années. Par contre les revues et comédies musicales habituelles, franchement pornographiques, n’ont subi que le minimum de changements. 

Pour ce qui est des romans, il n’y a pas de censure avant la publication; mais n’importe quel roman peut-être supprimée après la publication, comme, par exemple, l’ont été l’Ulysse de M. James Joyce ou le Puits de la solitude. Cette suppression est amenée surtout par la clameur publique, il n’y a aucun corps de fonctionnaires employés dans ce but. Un clergyman fait un sermon, quelqu’un écrit une lettre aux quotidiens, un des journalistes du dimanche pond un article, on fait des pétitions auprès du Home Secretary, et — le livre est supprimé, et les exemplaires se vendent en secret à cinq guinées. Mais — et là est l’élément le plus étrange de toute l’affaire — il n’y a pas de censure des livres ou pièces non d’origine moderne. On joue sur la scène anglais tout Shakespeare; Chaucer, Swift, Smollett et Sterne sont publiés et vendus non abrégés sans aucun empêchement. Même la traduction de Rabelais par Sir Thomas Urquhart (probablement le livre le plus grossier au monde) s’achète sans grande difficulté. Cependant si l’un de ces écrivains vivait en Angleterre aujourd’hui et écrivait dans sa manière habituelle, il serait certain, non seulement de la suppression de ses livres mais d’être poursuivi en justice.
Les controverses qui s’élèvent à ce sujet peuvent facilement s’imaginer. Elles démontrent que personne ne désire aucune censure. Mais pour comprendre comment on en est arrivé à cette situation extraordinaire, il est nécessaire de remarquer quelque chose de très curieux qui semble s’être produit dans l’esprit anglais en général pendant les cent cinquante dernières années. Smollett et Sterne, on l’a dit, étaient des écrivains décidément grossiers; chez Sir Walter Scott et Jane Austen, qui n’écrivirent que 60 ou 70 ans plus tard, la grossièreté a entièrement disparu. Une légère trace en reste chez Surtees et Marryatt, écrivant entre 1820 et 1850. Chez Thackeray, Dickens, Charles Reade et Antony Trollope, aucune trace non seulement de grossièreté, mais presque de sexualité.

Que s’était-il produit si soudainement et si étrangement dans l’esprit anglais? Qu’est-ce qui explique la différence étonnante entre Smollett et Dickens son disciple, qui écrivait moins d’un siècle plus tard ? En répondant à ces questions, l’on doit se souvenir qu’il n’y eut en Angleterre presque aucune censure littéraire avant le dix-huitième siècle, sauf pendant le court ascendant politique puritain au dix-septième, et lorsqu’on se souvient de cela, il semble raisonnable de conclure que la révolution industrielle, qui amena de nouveau au pouvoir les marchands et les fabricants puritains, fut la cause de cette croissance subite de la pruderie. Sans doute la classe moyenne puritaine était aussi prude en 1750 qu’elle l’était en 1850, ou qu’elle l’est aujourd’hui: mais ayant moins de puissance politique, elle ne pouvait imposer ses opinions au public. Cette explication ne peut se vérifier, mais elle s’accommode aux faits mieux qu’aucune autre.

Il ressort de ceci une autre question très curieuse. Pourquoi le sens de la décence diffère-t-il tant en d’autres temps et chez d’autres gens ? Les intellectuels anglais sont revenus, spirituellement, au dix-huitième siècle : ni Smolletº ni Rabelais ne les choquent plus. Le grand public anglais, par contre, encore très semblable au public de Dickens, a conspué Ibsen dans les années quatre-vingt, et le conspuerait de nouveau s’il réapparaissait demain. Pourquoi y a-t-il une telle différence spirituelle entre ces deux classes de gens? Car — ceci est un point à remarquer — si Rabelais choquait le public de Dickens. Dickens choque l’Anglais cultivé d’aujourd’hui. Non seulement Dickens, mais presque tous les écrivains de langue anglais du milieu du dix-neuvième siècle (y compris les Américains) dégoûtent profondément un homme moderne sensible, par leur goût du macabre et du lugubre. Ces écrivains avaient un penchant pour les chambres mortuaires, les cadavres, les funérailles. Dickens écrivit une description d’un cas de combustion spontanée qu’il est maintenant nauséabond de lire. Mark Twain, l’humoriste américain, plaisantait fréquemment à propos de charognes non-enterrées. Edgar Allan Poe écrivit des histoires si épouvantables que certaines d’entre-elles (notamment Le cas de M. Valdemar) furent considérées comme impropres à être publiées in extenso en France. Pourtant ces écrivains ne causèrent jamais de manifestations parmi le grand public anglais — bien au contraire.

Que conclure ? Nous pouvons seulement dire que cette censure extraordinaire et inconséquente que connaît aujourd’hui l’Angleterre est le résultat d’une pruderie qui supprimerait (sauf la crainte d’une grande réputation) Chaucer et Shakespeare aussi bien que James Joyce. Et la cause de cette pruderie se trouve dans l’étrange puritanisme anglais, que ne répugne pas à la saleté, mais qui craint la sexualité et déteste la beauté.

Aujourd’hui, il est illégal d’imprimer un juron, et même de jurer, et pourtant aucune race n’est plus portée à jurer que l’anglaise. De même, toute pièce sérieuse sur la prostitution est susceptible d’être interdite à la scène anglaise, comme toute prostituée est susceptible d’être poursuivie, et pourtant on sait bien que la prostitution est aussi répandue en Angleterre qu’ailleurs. Il y a des signes que cet état de choses ne durera pas toujours—déjà on constate un peu plus de liberté d’écriture qu’il y a cinquante ans. Si quelque gouvernement osait abolir toute censure morale littéraire, nous trouverions que nous avons été malmenés pendant quelques dizaines d’années par une assez petite minorité. Et un siècle après son abandon, nous pouvons être sûrs que cette étrange institution d’une censure morale en littérature semblerait aussi éloignée de nous et aussi fantastique que les coutumes maritales de l’Afrique centrale.                                                                                                                                                     

E.-A. BLAIR. Traduit de l’anglais par H.-J. Salemson en 1928.

Lire la version anglaise du premier article publié par le futur George Orwell ici…

Note : La censure théâtrale exigeant l’approbation préalable d’une pièce a finalement été abolie en Angleterre en 1968, et les lois sur la censure littéraire ont été modifiées pour inclure une clause de « mérite littéraire » en 1959. Cette clause a été testée pour la première fois avec succès par Penguin (pour Lady Chatterley’s Lover) en 1960. Tous les films doivent encore obtenir un certificat avant d’être distribués dans les salles de cinéma britanniques. D’une manière générale, la censure en Angleterre depuis l’époque d’Orwell est devenue encore plus compliquée avec les exigences de contrôle du contenu en ligne et des jeux vidéo.