Devenir écrivain

Le défi parisien d’Orwell : devenir écrivain.

La revue spécialisée en art et littérature L’Illustration publiait, dans son numéro du 11 mai 1929, une pleine page de publicité qui tentait de dissiper le mythe du génie et de la place qu’il occupe dans la création littéraire. En l’absence de génie, ils affirment que « cet art si nécessaire peut s’enseigner » grâce à une méthode (et 1929 est l’année où la méthode Assimil verra aussi le jour). Des portraits en noir et blanc de Marcel Prévost, Colette (jamais en reste pour faire de la publicité) , Henri Duvernois et d’autres, tous éminents écrivains membres de l’Académie Goncourt ou de l’Académie française, se profilent au-dessus du texte, pour donner tout son poids à l’affirmation, tout en représentant vraisemblablement le génie qui n’est en fait pas une condition d’accès à la profession.

Apprendre à écrire des romans

Aujourd’hui, les étagères peuvent etre remplies de livres pratiques qui analysent, décomposent et fournissent des modèles aux écrivains en herbe, mais à la fin des années 1920, lorsque le jeune Orwell (encore Eric Blair à ce moment-là) s’est rendu dans la capitale française, il l’a fait afin d’acquérir des connaissances et des compétences qui n’étaient, selon lui, pas facilement accessibles ailleurs. Son affirmation en introduction de Down and Out in Paris and London, selon laquelle il était venu à Paris pour écrire des romans, aurait été plus précise ainsi : il était venu à Paris pour apprendre à écrire des romans. La publicité de 1929 pour le cours d’écriture, ancêtre des ateliers d’écriture qui fleurissent partout, évoquent l’isolement de l’étudiant écrivain et son besoin de conseils. En l’absence de mentor ou de guide littéraire, la seule façon d’apprendre à écrire au début du XXe siècle était de lire, d’analyser des textes, de se frotter à d’autres écrivains en herbe et de s’imprégner d’un maximum d’expériences de vie. Comme des générations d’artistes en herbe l’ont fait avant lui, Eric Blair décide que Paris était la destination idéale.

« Le prix à payer… est beaucoup trop élevé »

Quelles que soient les raisons qui l’ont poussé à détruire les deux romans écrits pendant ses 19 mois à Paris, le fait de les écrire (et de les relire) a sans aucun doute constitué une indication inestimable, quoique brutale, de son statut d’écrivain, et du chemin qu’il lui restait à parcourir. Compte tenu de la ligne de conduite extrême qu’il adoptera par la suite, la vérité, telle qu’il la perçoit, est évidemment dévastatrice. Dans une lettre datée de 1938, F. Scott Fitzgerald (qui résidera longtemps à Paris) critique une nouvelle qui lui a été envoyée par un ami de la famille et dit à l’écrivain en herbe que « …le prix à payer pour faire un travail professionnel est beaucoup plus élevé que ce que vous êtes prêt à payer pour le moment », avant de poursuivre :  « Quand vous ne possédez aucune des techniques qui ne s’apprennent qu’avec le temps, vous devez vendre votre cœur, vos réactions les plus fortes… vous n’avez que vos émotions à vendre ».

Bien que ce conseil n’ait pas été disponible et qu’il soit arrivé trop tard pour Eric pendant la rédaction de Down and Out, la voie stylistique choisie paraît indiquer qu’il est lui-même arrivé à une conclusion similaire ; en l’absence des compétences littéraires nécessaires pour écrire des romans dont il était satisfait, il a couché sur le papier en quelque sa vision brute de la vie parisienne. Les imperfections de style et les aspérités côtoient celles de Paris. Pour le moment au moins, et par nécessité, les émotions l’emportent sur le style.

Sources :
L’Illustration magazine, 11 mai 1929
F.Scott Fitzgerald : A Life in Letters

Les personnes et les lieux réels de Down and Out in Paris and London sont révélés dans mon livre, publié d’abord en français dans la traduction de Nicolas Ragonneau et avec une préface de Thomas Snégaroff sous le titre Orwell à Paris – Dans la dèche avec le capitaine russe aux éditions EXILS, Paris, le 23 avril 2024.