La parution d’Orwell à Paris il y a un an a suscité un bel intérêt auprès des spécialistes et des lecteurs d’Orwell. A tel point que la collection Folio classiques publie Dans la dèche à Paris et à Londres dans la traduction de Véronique Béghain, parue à l’origine en Pléiade en 2020.
La traductrice s’est chargée d’établir elle-même cette édition de poche, précédée d’une superbe préface où elle revient sur la genèse du récit orwellien et son legs aujourd’hui. Véronique, traductrice de Jack London et de Fitzgerald, est professeur de littérature américaine, de traduction et de traductologie à l’Université Bordeaux Montaigne. Elle évoque en détail dans cet entretien son travail de traduction d’Orwell, mais aussi celui des deux traducteurs précédents de La Vache enragée (1935), devenue Dans la dèche à Paris et à Londres dans l’édition de Michel Pétris.
Interview de Véronique Béghain par Nicolas Ragonneau – avril 2025.
- Comment est-ce qu’on travaille quand on doit traduire un texte dont il existe déjà deux versions françaises ? Est-ce qu’on lit ses prédécesseurs préalablement ?
Quand je retraduis une œuvre (ce qui a été le cas quand j’ai traduit Jack London, Francis Scott Fitzgerald, Charlotte Brontë et George Orwell pour Gallimard), j’évite de lire les traductions précédentes. Par crainte de me laisser influencer et de ne pas trouver ma voix et ma voie. Il arrive que je jette un coup d’œil aux traductions parues, lorsqu’elles sont quasi contemporaines de l’œuvre originale et que je cherche notamment à m’imprégner du lexique d’une époque. Mais la littérature française de l’époque où a paru le texte original remplit souvent aussi bien, sinon mieux, cette fonction. Dans le cas de ce récit d’Orwell, j’ai ouvert à plusieurs reprises la traduction de René-Noël Raimbault, pendant que je préparais la mienne, à la recherche de termes familiers. J’y ai cherché, en vain, un équivalent familier de « terrassier » pour le premier chapitre. (J’ai fini par me fier à Mac Orlan, qui utilise « terrassier », plutôt qu’à Barbusse ou Malraux, chez qui on trouve « piocheur », qui me paraissait trop spécifique.) J’y ai aussi cherché une traduction pour « electrolier » (lustre ou plafonnier marchant à l’électricité), en vain également. Je l’ai fait également lorsque j’étais confrontée à des réalités qui ne m’étaient pas familières : la traduction de Raimbault m’a suggéré « agent de la Sûreté », pour « detective », au chapitre VIII, auquel je ne pensais pas spontanément car l’emploi de « Sûreté » est désormais daté. Une partie du récit ayant pour cadre Paris, je pensais trouver chez Raimbault des solutions à des questions que je me posais sur les lieux tels qu’ils étaient à l’époque. Il est question, au chapitre XVII, d’un « milk train thundering down the Boulevard St Michel », qui me laissait perplexe. La traduction de Raimbault n’était ni juste ni adaptée au contexte. Après des recherches assez fastidieuses, mais fructueuses, j’ai découvert l’existence de l’Arpajonnais, un petit train à vapeur qui traversait à l’époque la capitale en empruntant les rails du tramway pour approvisionner les Halles en produits frais, toutes les nuits entre 1 heure et 4 heures du matin. Comme il descendait notamment le boulevard Saint-Michel, j’ai pu éclaircir cette allusion, mystérieuse pour la lectrice du 21ème siècle que j’étais.
- Que vous inspirent les traductions de Raimbault et de Pétris pour Down and Out?
Je les ai étudiées d’assez près une fois ma propre traduction terminée, car j’ai pris l’habitude d’exploiter mes traductions et les recherches qu’elles ont occasionnées à la fois dans mes cours à l’université et dans mes travaux de chercheuse en traductologie.
Raimbault et plus encore Pétris vulgarisent la langue des personnages. Ils puisent fréquemment dans un lexique outrancièrement coloré, qui n’est pas celui d’Orwell, et dans une langue familière, voire argotique, qui n’a pas d’équivalent dans le texte original. Comme si les milieux dépeints encourageaient mes prédécesseurs à adopter une langue vulgaire. Ils introduisent constamment, dans les dialogues, des marqueurs de différenciation sociale qui n’existent que très rarement dans le texte original. J’y ai vu une trahison du projet littéraire d’Orwell, qui a le souci de ne pas caricaturer ou stigmatiser les classes populaires. Le mot standard « pawnshop » devient « ma tante » chez Pétris, alors qu’on peut le traduire plus justement par « mont-de-piété ». Les termes « dog », « child », « water », dans la bouche du personnage de Bozo, deviennent « clébard », « mouflet », « flotte » chez le même Pétris ! Raimbault traduit « arabs » par « bicos » et, dans un dialogue, rend « after I get my wages » par « après avoir palpé mon pognon ». Pétris est parfois dans la surenchère. Quand un des personnages (Charlie) explique, en anglais, « It happened at a time when I was hard up », il lui fait dire : « Je vivais alors une période particulièrement sombre : pour tout vous dire, c’était la dèche, la mouscaille – la mélasse. » Il allonge, amplifie, multiplie les synonymes, comme enivré par sa propre verve. Raimbault et Pétris acclimatent donc le texte d’Orwell, dans le but, peut-être, de le rendre savoureux, pittoresque.
En outre, Raimbault et Pétris ne signalent jamais les emprunts au français, par le biais des italiques conventionnelles. Or, ces emprunts répétés chez Orwell ont pour effet de créer une sorte de dépaysement d’ordre linguistique chez le lecteur et, par là même, de le confronter au déracinement qui a été le sort du narrateur. Il n’y a pas de bonne solution pour rendre en français ces emprunts au français ; mais l’emploi des italiques est une forme de signalement a minima de la coexistence sur la page de deux langues et en amont de l’expérience de communication exolingue faite par le narrateur.
Et la traduction de Raimbault atténue ponctuellement la francophobie qui émerge ici ou là du récit d’Orwell. Le traducteur de 1935 remplace ainsi « français » par « bureaucrate » à un moment donné…
- Quelles sont les défis à relever quand on traduit ce premier texte d’Orwell ? Est-ce un texte difficile à traduire ?
Ce n’est pas un texte difficile à traduire, du strict point de vue stylistique. La principale difficulté résidait dans la désignation de réalités éloignées dans le temps (objets, ustensiles, équipement, transports, etc.) et dans la restitution de réalités langagières appartenant au passé ou à un milieu social et culturel spécifique.
J’ai ainsi passé beaucoup de temps à écumer les sites d’antiquaires pour trouver le nom exact d’objets anciens, comme « ice cupboard » (qui correspond à une « glacière » ou « armoire glacière »).
Toutes les réalités ayant trait à l’assistance publique et au sort réservé aux pauvres en Angleterre restent compliquées à restituer du point de vue terminologique. Je m’étais déjà frottée à cette difficulté en traduisant Jack London (Le Peuple de l’Abîme) pour le volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » paru en 2016. Il n’y a pas de bonne solution pour rendre « spike », par exemple, terme désignant communément une pointe ou un clou, mais qui renvoie, dans l’argot de l’époque, à des lieux d’hébergement temporaire destinés aux sans-abri et situés dans les « asiles de pauvres ». Il existe, du reste, toute une série de termes renvoyant aux différents types d’habitations où logent les indigents de l’époque : doss-house, lodging-house, common lodging house, Rowton House, workhouse, casual ward, etc. On n’a pas la même variété à sa disposition en français. Que faire du groupe nominal « slumming party », qui apparaît au chapitre XXXIII ? Il renvoie à ce que Maupassant appelait la « bas-fondmanie », à une sorte de « tourisme des bas-fonds » pratiqué par les « gens de la haute », le terme n’ayant pas, à ma connaissance, d’équivalent français. La traduction française se fait alors nécessairement explicative.
Je me suis par ailleurs fréquemment interrogée sur l’approche à adopter à l’égard de certains termes idéologiquement très connotés, comme « race » ou « negroes ». Les termes français et anglais de « race » ne recouvrent pas exactement le même champ sémantique et idéologique. J’ai fini par opter pour la traduction « nationalité » pour « race » aux chapitres XIII et XXXVI. Dans le cas de « negroes », j’ai conservé « nègres », car, si critique qu’on puisse être de son emploi a posteriori, il me paraît inopportun, voire dangereux, de réécrire la littérature à l’aune de sa propre culture et de ses propres valeurs. Raimbault traduit par « nègres » ; Pétris par « race noire ». J’ai noté, du reste, que Raimbault et Pétris employaient « youpin » ici ou là quand rien dans le texte d’Orwell n’appelait l’emploi d’un terme aussi chargé d’antisémitisme. Ailleurs, au chapitre XIII, mes prédécesseurs n’hésitent pas à introduire l’expression « travailler comme un nègre » quand, dans l’anglais, on trouve « to work hard » ou « to work like a slave ».
Cela étant, il n’y a pas de correspondance terme à terme dans les niveaux de langue et les registres d’une langue à l’autre. À titre d’exemple, « Chinamen », qu’emploie Orwell au chapitre XXV, n’est ni un équivalent du terme standard « Chinois » (« Chinese » en anglais) ni un équivalent du terme péjoratif « Chinetoques » (qui correspond plutôt à « Chinks » en anglais). De plus, « Chinamen » n’a pas les mêmes connotations dans les années 1930 que par la suite.
Et puis il y a le redoutable terme « decency », qui apparaît notamment au chapitre XXX. Redoutable parce qu’il est central chez Orwell, qui va ensuite employer de manière récurrente, dans The Road to Wigan Pier et ailleurs, l’expression désormais célèbre de « common decency », sur la traduction de laquelle personne ne s’accorde[1]…
- Est-il traversé, travaillé par des lectures ou des influences, et si tel est le cas, quelles sont-elles ?
Même s’il ne lui rend jamais hommage dans ce récit, quoiqu’il l’évoque nommément au chapitre XXXVI, Orwell me paraît avoir été influencé par le Jack London du Peuple de l’Abîme, paru trente ans auparavant. Il l’avait d’ailleurs lu dans sa jeunesse. Les narrateurs des deux textes s’appuient sur une expérience immersive et pratiquent de façon empirique (et pionnière pour London) l’« observation participante », qui a été le socle de la rénovation de la méthode sociologique engagée par l’École de Chicago. Comme London, Orwell s’efforce de donner voix aux classes populaires et d’en patrimonialiser en quelque sorte la langue, en recréant ponctuellement le sociolecte des bas-fonds sur la page, mais aussi en consacrant l’intégralité du chapitre XXXII à un inventaire de l’argot londonien de l’époque, à l’accent cockney, aux jurons et insultes, vus dans une perspective historique. Son récit s’inscrit du reste dans la tradition anglo-américaine de l’« exploration sociale » et, au-delà, réactive le modèle du « prince déguisé » inauguré par le calife des Mille et Une Nuits. La traduction-adaptation de ces contes par le Français Antoine Galland avait rendues célèbres, dès le 18èmesiècle, les déambulations dans les rues de Bagdad du calife Haroun-al-Rachid déguisé en marchand. Mais Orwell puise également dans l’imaginaire social de son époque, réactivant ici et là, par la peinture de caves, sous-sols et autres lieux souterrains crasseux et suffocants, le topos de la descente dans l’abîme qui a émergé au siècle précédent en Angleterre et que London avait lui aussi activé.
- En quoi ce texte se rattache-t-il aux œuvres postérieures d’Orwell ? Et pour vous, se rattache-t-il à un genre particulier ?
Il s’agit d’un des trois grands récits autobiographiques d’Orwell, avec Wigan Pier au bout du chemin, paru en 1937, et Hommage à la Catalogne, paru en 1938. Il entretient de toute évidence des liens très étroits avec Wigan Pier au bout du chemin. Il amorce l’entreprise de sape du système de classes anglais qu’Orwell va poursuivre, quelques années plus tard, dans cet autre récit. Orwell travaille dans les deux récits à désessentialiser l’identité sociale. Dans la dèche à Paris et à Londres amorce également une réflexion sur les ressources politiques de la langue, qui sera au cœur de ses essais et écrits journalistiques à venir, comme de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre. C’est un livre foncièrement hybride du point de vue générique, tout ensemble autobiographie, reportage, critique sociale. Il n’est pas dépourvu, en outre, d’une dimension fictionnelle : Orwell manipule le matériau autobiographique en ne relatant pas les faits dans l’ordre où ils se sont passés ou encore en produisant des portraits représentatifs, à la valeur typique, à partir de traits individuels authentiques pris ici et là.
- Avez-vous lu les échanges entre Orwell et Raimbault au sujet de la traduction de Down and Out ? Qu’en pensez-vous ?
Je les ai découverts à l’époque où je traduisais Orwell. Il est très rare qu’on puisse avoir entre les mains une correspondance entre un auteur et un traducteur. Certaines correspondances gisent dans les archives (celles des éditeurs qui les ont conservées ou celles qui ont été confiées à l’IMEC), relativement inaccessibles au grand public. Parfois, il n’y a pas eu de correspondance du tout entre l’auteur et celui ou celle qui l’a traduit. Ces échanges entre Orwell et Raimbault, qu’ont eu l’excellente idée de publier les éditions Jean-Michel Place en 2006, sont passionnants pour qui s’intéresse aux coulisses du métier. Orwell se montre très satisfait du travail de son traducteur, qu’il félicite abondamment. Raimbault, de son côté, lui pose des questions d’ordre lexical, cherchant aussi son assentiment sur les choix qu’il fait ici ou là, ces échanges montrant à quel point la traduction littéraire est un travail de précision.
Et puis, on y trouve quelques piques savoureuses en direction de l’éternel rival de Raimbault, Maurice-Edgar Coindreau. Ce dernier est passé à la postérité comme découvreur de Faulkner notamment, mais Raimbault a en réalité traduit plus de romans et nouvelles de Faulkner que lui, l’un et l’autre travaillant pour Gallimard dans les années 1930-1950. Sans doute la proximité de Coindreau avec la maison Gallimard y est-elle pour quelque chose. On pourra consulter, sur ce sujet, l’excellente notice parue, en ligne, dans le Dictionnaire des passeurs de la littérature des États-Unis (https://dicopalitus.huma-num.fr/notice/rene-noel-raimbault-1882-1968/).
[1] Voir notamment Bruce Bégout, De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Paris, Éditions Allia, 2017. Ou encore, du même auteur : « Orwell et la common decency. Une courte mise au point », Revue des deux mondes, Décembre 2020-Janvier 2021, p. 48-54.