Par-dessus l’épaule d’Eric…

Extrait du chapitre 2 de Orwell à Paris.
 On suit Eric Blair tandis qu’il découvre les environs de son hôtel du 5e arr. à Paris en 1928.

La rue Mouffetard est à la fois l’artère et la veine principale du quartier. Son sommet part de la place de la Contrescarpe et elle descend jusqu’à la place Saint-Médard au pied de la colline, avec de petits passages et de petites rues qui s’en détachent et s’y engouffrent comme des affluents. La vie quotidienne du quartier dépend de ce flux, tout comme des boutiques et des bars qui jalonnent son parcours pavé. Si les commerces sont variés, ils répondent surtout aux besoins immédiats de la population locale.

Lorsqu’Eric quitte son hôtel de la rue du Pot-de-Fer et tourne à droite dans la rue Mouffetard, il passe d’abord devant la boutique d’herbes et de vin de Madame Cartier, puis devant Guignaré et Couderc qui vendent des chaussures et du vin, et enfin devant le commerce de tabac et de vin de la famille Bourgoin. C’est un scénario qui se répète plusieurs fois dans la rue. À notre époque, toutes sortes de commerces (librairies, boulangeries, salons de coiffure…) proposent du café en vente additionnelle mais, dans le Paris des Années folles, les magasins renforcent les ventes de leur propre spécialité avec celles du vin. Un vendeur de fruits et un autre dépôt de vin plus tard, la rue déjà peu large se rétrécit encore et la caserne de l’armée qui s’étend comme un seul bloc de pierre sur la gauche se termine, permettant à d’autres magasins d’exposer leurs marchandises. Au coin de la rue, Monsieur Rabat vend des sacs de charbon (et du vin) aux habitants du quartier, ainsi qu’à plusieurs hôtels de la rue.

Trois portes plus loin, sur la gauche, Eric passe devant Albert Posso et son fils, qui tiennent un petit atelier de mécanique spécialisé dans les motos, mais prêt à réparer n’importe quoi, des charrettes à bras aux lampes à huile, moyennant finances. En face, au 76, coincée entre une modiste et un bijoutier, se trouve la Maison Pour Tous, une organisation caritative qui œuvre pour l’alphabétisation et gère également un cinéma selon une stricte censure catholique. Plus bas, au 83, se trouve le seul salon de coiffure de la rue. Il est surtout fréquenté par les clients de l’hôtel du Lion d’Or et de l’hôtel de L’Espérance, situés en face, un peu plus haut de gamme.

Viennent ensuite quelques éléments essentiels de la vie française : la veuve Manbourguet tient une crémerie qui vend du fromage, des œufs et du lait ; la famille Fanvin possède une modeste pâtisserie et, au 103, Monsieur Dupont est un des seuls bouchers de la rue à ne pas proposer de viande de cheval. Eric passe devant une demi-douzaine de boutiques vendant des vêtements pour femmes, mais seulement une dans laquelle il pourrait acheter une chemise pour lui-même si son portefeuille le lui permettait. Malgré le manque d’espace, la plupart des magasins débordent sur la rue, les marchandises accrochées aux auvents et les sacs de fruits et légumes dépassant le périmètre qui leur est alloué sur le trottoir par la mairie de Paris. Une table à tréteaux remplie de bocaux en verre contenant des légumes en conserve chevauche les paniers de fleurs séchées du voisin, ainsi que la sélection de couteaux de l’établissement précédent, dont le tranchant est garanti trois fois plus longtemps que ceux de la concurrence.

Du carrefour avec la rue de l’Arbalète, Eric peut voir jusqu’à la place en bas de la rue où les voitures à chevaux et les camionnettes de livraison motorisées se rassemblent le temps que leurs marchandises soient transférées sur des charrettes à bras et sur le dos des porteurs qui les livrent en haut de la colline. En passant devant le numéro 119, il découvre une odeur que ses voyages ultérieurs dans le nord de l’Angleterre lui feront connaître plus qu’il ne le voudra. Les vapeurs de la triperie de Pellegrain se mêlent à celles des poissonniers et de la charcuterie abrités dans l’enceinte extérieure de l’église. Après une ultime épicerie, la série de boutiques de produits de première nécessité se répète une dernière fois jusqu’à ce que la pharmacie de Mademoiselle Michelle, à l’angle de la rue Pascal, marque la fin du quartier d’Eric. Un pas de plus l’aurait conduit sur les boulevards, les avenues, et dans un autre mode de vie, avec d’autres préoccupations, là où les gens se disputent l’espace dans une ville de plus en plus motorisée.

L’image est de la rue Mouffetard, un jour de marché dan les années 1920.

Les personnes et les lieux réels de Dans la dèche à Paris et à Londres sont révélés dans
 mon livre, publié d’abord en français dans la traduction de Nicolas Ragonneau et avec une
 préface de Thomas Snégaroff sous le titre Orwell à Paris – Dans la dèche avec le capitaine 
russe aux éditions EXILS, Paris, le 24 avril 2024.

Laisser un commentaire

(*) Required, Your email will not be published