Londres, 15 octobre 1934

Une préface inédite en anglais

À l’automne 1934, quelques jours avant la publication de Burmese Days à New York, George Orwell rédige l’introduction de La Vache enragée (Gallimard, 1935), la traduction française de Down & Out in Paris & London, le livre qui a lancé sa carrière littéraire. Son texte d’introduction a été inséré entre la préface de Panaït Istrati et le premier chapitre de La Vache enragée. Il constitue un ajout intéressant qui ne se trouve pas dans l’édition originale en anglais.

Lorsqu’Orwell quitte Paris à la fin de l’année 1929, son français est d’un bon niveau, comme le montre l’excellente Correspondance avec son traducteur (J.M.Place, 2006). Mais les constructions utilisées et la fluidité de la langue dans son introduction française ne correspondent pas aux lettres qu’il a échangées avec son traducteur français. Le texte a très probablement été écrit en anglais, puis traduit par R.N. Raimbault et/ou Gwen Gilbert, qui ont travaillé sur le livre. L’original anglais, tout comme le manuscrit original de Down and out in Paris and London, n’a jamais été découvert.

Duncan Roberts – avril 2024

L’introduction de George Orwell à La Vache Enragée 

  Mes dévoués traducteurs m’ont demandé d’écrire une courte préface pour l’édition française de ce livre. Comme il est probable que maint lecteur français se demandera par quel concours de circonstances je me trouvais à Paris à l’époque où se passent les événements que je rapporte, le mieux sera, je pense, de leur donner tout d’abord quelques détails biographiques.
  Je suis né en 1903. En 1922, je partis pour la Birmanie, où j’entrai dans la Police Impériale des Indes. C’était un métier qui me convenait aussi peu que possible; aussi, au début de 1928, lors d’un congé que je passais en Angleterre, donnai-je ma démission, dans l’espoir de pouvoir gagner ma vie en écrivant. J’y réussis à peu près aussi bien que la plupart des jeunes gens qui embrassent la carrière des lettres, — autant dire pas du tout. A peine si ma première année de besognes littéraires me rapporta une vingtaine de livres.

  Au printemps de 1928, je partis pour Paris, afin de pouvoir vivre à peu de frais le temps d’écrire deux romans, qui, j’ai le regret de le dire, ne furent jamais publiés, – et, par surcroît, d’apprendre le français. Un de mes amis de Paris me dénicha une chambre dans un hôtel garni* d’un quartier ouvrier, que j’ai succinctement décrit au premier chapitre de cet ouvrage, et que tout Parisien quelque peu averti ne manquera sans doute pas de reconnaître. Au cours de l’été de 1929, j’avais écrit mes deux romans, que les éditeurs me laissèrent pour compte, mais je me trouvais presque sans le sou et dans la nécessité urgente de trouver du travail. A cette époque, il n’était pas encore interdit, tout au moins pas strictement interdit, aux étrangers séjournant en France d’occuper an emploi, et je trouvai plus naturel de rester dans la ville où j’étais plutôt que de rentrer en Angleterre, où il y avait alors environ deux millions et demi de chômeurs. Je demeurai donc à Paris, et c’est à la fin de l’automne de 1929 que se placent les aventures que j’ai racontées.

  Quant à la véracité de mon récit, je crois pouvoir affirmer que je n’ai rien exagéré, sinon dans la mesure où tout écrivain exagère, c’est-à-dire en choisissant. Je ne me suis pas cru obligé de relater les faits dans l’ordre même où ils se sont passés, mais tous ceux que j’ai rapportés sont réellement arrivés à un moment ou à un autre. Je me suis toutefois abstenu, autant que possible, de faire des portraits particuliers. Tous les personnages que j’ai décrits dans les deux parties de ce livre ne l’ont été qu’à titre de types représentatifs de la classe de Parisiens ou de Londoniens à laquelle ils appartiennent, et non en tant qu’individus.

Je dois en outre faire remarquer que ce livre n’a pas la prétention de donner une idée complète de la vie à Paris et à Londres, mais seulement d’en décrire l’un des aspects particuliers. Comme les scènes et les événements auxquels je me suis trouvé mêlé ont tous, presque uniformément, quelque chose de répugnant, il est fort possible que j’aie paru, penser sans le vouloir, que Paris et Londres sont des villes abominables. Telle n’a nullement été mon intention, et, si l’on peut, à première vue, s’y méprendre, c’est tout simplement parce que le sujet de mon livre est une chose essentiellement dénuée de charmes : j’ai nommé la pauvreté. Quand vous n’avez pas un sou en poche, vous êtes porté à voir sous son aspect le moins favorable n’importe quelle ville et n’importe quel pays, et tout être humain, ou presque, ne vous apparaît que comme un compagnon de souffrance ou comme un ennemi. Je tenais à préciser ce point surtout pour mes lecteurs parisiens, car je serais navré qu’ils pussent croire que je nourrisse la moindre animosité contre une ville dont je conserve le plus sympathique souvenir.

J’avais promis, au début de cette préface, de donner au lecteur quelques détails biographiques. J’ajouterai donc, pour ceux que cela pourrait intéresser, qu’après mon départ de Paris, à la fin de 1929, j’ai gagné ma vie surtout à enseigner et un peu à écrire. Depuis la publication en Angleterre de Down and Out in London and Paris, le présent volume, j’ai écrit deux autres romans. Je viens de terminer le second. Le premier (Burmese Days) va paraître dans quelques jours chez un éditeur de New-York.

GEORGE ORWELL.
Londres, 15 octobre 1934, 

*Note : Hôtel garni est un terme courant en France et en Allemagne qui désigne un hôtel, la plupart du temps meublé, offrant un hébergement de moyenne durée, non touristique. Il s’agit d’un choix populaire pour les travailleurs. Il y avait plus de 20 000 hôtels de ce type qui logeaient 11 % des Parisiens dans l’entre-deux-guerres.