Préfacer Orwell : les derniers mots de Panaït Istrati

En mars 1935, quelques jours avant de mourir de la tuberculose, l’écrivain roumain Panaït Istrati (1884-1935) écrit la préface de l’édition française du premier livre de George Orwell.
En traduction, Down and Out in Paris and London devient dans l’édition Gallimard La Vache Enragée, titre en forme d’expression idiomatique. Dans son sens littéral, elle apparaît au XVIII e siècle, décrivant une misère telle que les pauvres sont contraints de manger de la viande de vaches malades. Orwell lui-même est impressionné par le titre et félicite son traducteur René-Noël Raimbault (Gwen Gilbert était l’autre traductrice à l’œuvre, dont Raimbault se sépare en cours de travail) avec lequel il échange une passionnante correspondance en français et en anglais. C’est Raimbault qui informe Orwell que leur premier choix pour la préface, l’auteur et poète Francis Carco, ne serait finalement pas retenu…

« Ce ne sera pas Carco qui fera notre préface, mais Panaït Istrati. L’idée vient de Malraux, qui a lu mes épreuves et aime beaucoup votre livre (Down and Out). Il trouve que Carco serait peu qualifié pour préfacer votre livre et que Panaït est l’homme qu’il nous faut ? Comme j’aime beaucoup Panaït et qu’il a en effet mangé lui aussi de la « vache enragée », il sera plus qualifié. Je m’en remets au sentiment de Malraux. » (lettre du 28 décembre 1934)

Pour deux hommes qui ne s’étaient jamais rencontrés, Orwell et Istrati avaient de nombreux points communs : tous deux avaient connu la vie de vagabond (bien que celle d’Istrati ait été beaucoup plus longue et pas toujours choisie), tous deux avaient été attirés par la France par amour de la littérature française et tous deux avaient publié leurs premières œuvres dans des périodiques appartenant à Henri Barbusse. Ils auraient certainement eu beaucoup de choses à se dire sur le plan politique, même si Orwell avait mis quelques années de plus à atteindre le niveau de profonde désillusion à l’égard du communisme soviétique auquel Istrati était déjà parvenu à son retour d’URSS.


Panaït Istrati (à droite) avec l’écrivain gréc Nikos Kazantzakis avec qui il est parti en URSS.

Les voyages de Panaït Istrati en Union Soviétique (1927-1928) et ses tentatives ultérieures
pour alerter les communistes de l’Ouest sur la terreur et les persécutions que Staline infligeait à son peuple sont tombés dans l’oreille d’un sourd, un sourd incrédule et plein de colère. Istrati est vilipendé, qualifié de traître à la cause et, pire encore, de fasciste et de menteur. Des amis comme Barbusse se retournent publiquement contre lui. Il se retire en Roumanie et publie plusieurs livres jusqu’à ce que la tuberculose (et des démêlés avec les autorités roumaines) l’oblige à entrer dans un sanatorium. La préface d’Istrati de La Vache Enragée est un texte qui, comme Raimbault le fait savoir à Orwell par lettre, en français, le 1er juillet 1935, a failli ne pas voir le jour…

« Je vous fais envoyer deux exemplaires de la traduction de votre livre. Vous y verrez la préface de Panaït Istrati. Nous avons bien failli ne pas l’avoir. Panaït me l’a envoyée de Bucarest juste dix jours avant sa mort, écrite déjà d’une écriture de moribond, en me priant de la revoir car il ne se sentait plus très sûr de son français […] C’est la toute dernière œuvre de ce grand et pur écrivain ; certaines phrases résonnent comme un testament littéraire. »

Même sans savoir qu’il s’agit des derniers mots publiés par un homme qui est en train de mourir de la tuberculose, nous pouvons sentir l’urgence dans le texte d’Istrati ainsi qu’une certaine difficulté à rester dans le sujet ; il s’éloigne du sujet du livre d’Orwell, puis y revient de temps en temps, comme s’il se souvenait seulement à l’occasion de ce qu’il est censé écrire. Il fait l’éloge de La Vache enragée, tout en parvenant à minimiser l’importance de cette œuvre en affirmant qu’elle appartient à un genre qu’Orwell aurait été bien avisé d’éviter. Il nous parle un peu de sa propre vie et de ce qu’il considère comme l’absence d’art dans la littérature moderne. Il a du grain à moudre et, comme un politicien bien formé, il a décidé de faire passer son message quelle que soit la question qu’on lui pose. Il est quelque peu amer et désabusé, mais sans aucun doute passionné, et il s’en tient à ses principes de manière inébranlable, littéralement jusqu’à la fin.

Duncan Roberts – March 2024
Traduit par Nicolas Ragonneau

La préface de Panaït Istrati à La vache Enragée – 1ere édition, juillet  1935

PRÉFACE

Je ne sais pas quel est le genre des romans qu’écrit habituellement George Orwell, mais La Vache Enragée est une œuvre rarissime à notre époque, principalement par la pureté de sa facture, je veux dire par l’absence totale de phraséologie littéraire. Dans ce livre, on ne trouvera pas une seule page de ce qu’on est convenu d’ap-peler, d’une manière péjorative, « littérature ». Et, cela, on peut le considérer comme un record de la part de cet écrivain, en même temps que comme une grande chance pour son lecteur.

A première vue, La Vache Enragée peut sembler n’être qu’un simple reportage, « un journal de voyage », comme le dit l’auteur lui-même. Ce livre est pourtant tout autre chose. Car il n’existe pas un journal de voyage qui puisse conserver pendant deux cent quatre-vingt-six pages, ce naturel, cette simplicité, cette puissance qui consiste à ne montrer que le fait, le geste, la réalité brutale et dépourvue de toute niaiserie descriptive ou constructive, sans jamais, jamais, tomber dans la monotonie.

Il eût cependant été normal que George Orwell se laissât séduire par ce qui fit jadis la gloire de Gorki, son devancier dans le genre: la création de grandes figures, type Kanavalov; car, à son exemple, le monde d’Orwell est celui des chemineaux, que j’ai peu connu, le bassin de la Méditerranée, mon domaine, étant trop riche de soleil et de déchets nutritifs pour obliger le vagabond de courir comme un fou à la recherche d’un abri et d’un morceau de pain.

Bozo, par exemple, que je considère comme la figure la plus lumineuse de toutes celles qui fourmillent dans ce livre, se fût merveilleusement prêté à la haute création littéraire, et c’est dom- mage que George Orwell n’ait pas tenté d’en faire un type.

Seulement, ce qui fait la grandeur de cette « haute création littéraire », fait également sa misère. En effet, Gorki a épuisé le sujet, a détruit tous les ponts derrière lui. Dans le genre du vagabond-penseur, nul ne l’égalera de nos jours. Il restera le maître sans école. C’est pourquoi je me suis gardé moi-même de le suivre sur ce terrain, malgré l’abondance de belles figures de parias du destin que j’ai réellement rencontrées sur mes routes. Et, lorsque je m’y suis essayé, cela ne m’a pas réussi. Le colosse russe avait tout dit là-dessus pour au moins un siècle.

Cependant, le voyou à forte personnalité existe. Vagabond aimable ou fripouille dangereuse, s’il ne s’est pas toujours appelé Villon ou Gorki, ni même Kanavalov, faute de créateur, il n’en est pas moins une magnifique réalité.

Le grand romancier hollandais A. M. de Jong a rencontré l’un de ceux-là. C’était un authentique voleur, qui lui écrivit un jour de sa prison. C’est là que Jong alla le cueillir; il fit la preuve que ce vagabond était un vrai poète et même un brave homme. Et, depuis, celui-ci parcourt la Hollande en racontant sa vie dans des conférences très écoutées. Je ne me souviens plus, en ce moment, de son nom ni du titre de son recueil de poèmes, mais j’y reviendrai quelque jour.

Moi-même, l’année dernière, j’ai découvert le Roumain Petre Bellu. Son livre, La Défense a la parole, que j’ai préfacé, s’est vendu à soixante- cinq mille exemplaires, malgré ses tares flagrantes.

Où est-il dit, en effet, qu’un homme n’est grand que lorsqu’il écrit ou peint magnifiquement? La grandeur de la belle personnalité humaine ne se mesure pas avec l’aune de l’art. Je pourrais même soutenir la thèse contraire, et chacun de nous a peut-être eu le bonheur de connaître et d’aimer des hommes d’une valeur morale, d’une originalité de caractère, d’une profondeur d’esprit rarement égalables. Et, naturellement, il arrive que nombre de ces êtres-là sombrent dans l’océan de notre injustice sociale.

Je ne demande pas: qui les sauvera de leur détresse? Je demande : qui, au moins, nous les montrera, et surtout, par quel moyen?

Pour le génie de Gorki, ce ne fut qu’un jeu de nous révéler cette nouveauté dans une forme impeccable. Mais, je l’ai dit, ce chemin-là est fermé, même pour Gorki. Depuis la guerre, la littérature est vraiment devenue « de la littérature ». Qui est sincère s’en apercevra pour son compte, à ses dépens. Presque tout devient illisible. Et, en dépit de la production et de la consommation toujours croissantes, le mépris de la « littérature » est universel aujourd’hui, chez ceux qui écrivent bien plus que chez ceux qui lisent. Pour ma part, j’avoue que mon âme d’écrivain n’est plus celle d’il y a dix ans. Je me rends compte que cet art n’est qu’une profession qui n’a point de noblesse, que notre verbe est faux et que la sincérité de l’émotion artistique se trouve rarement dans les livres de ce temps.

George Orwell semble tourner la difficulté en se passant de l’émotion artistique. Il écrit sans façons. Il ne décrit rien, ou peu, ne pérore jamais, évite le détail le plus inévitable, ne s’emballe devant aucun cas et glisse sur les moments les plus propres à devenir du grand art, mais aussi de la « littérature ». Et pourtant, d’un bout à l’autre sa Vache Enragée se lit comme le roman le plus passionnant et de la plus rare qualité artistique.

Est-ce parce que tout y est vécu? Mais le « vécu » aussi nous le camelotons. Nous abîmons les plus beaux moments de notre « vécu » en voulant en faire de l’art. Nous ne nous contentons pas de ce qui est grand sans phrases, du fait nu. Nous suivons les chemins battus de la grandiloquence littéraire et nous tombons dans le pharisaïsme artistique. Le naturel, le beau naturel qui fait toute la valeur de l’existence, nous le chassons de notre coeur en courant après son ombre.

C’est le naturel qui est tout le miracle de ce livre. Nous suivons Orwell, comme si nous étions ses compagnons, dans cette atroce vie des bas-fonds de Paris et surtout de Londres, qu’il nous montre, en la partageant. Ici, personne ne pose, ni lui, ni nous. Point de ces fantoches que sont, l’un en face de l’autre, l’écrivain et son lecteur, et, devant tous deux, les personnages du roman moderne. Point de conventionalisme, point de mélodrame. Pas même du dramatique littéraire. Nous vivons, tous, dans ce livre, sans trop souffrir, sans trop nous révolter, quoique tout y soit épouvantable souffrance et sainte révolte.

Comment Orwell a-t-il fait pour établir cet équilibre? Ainsi qu’il le dit encore lui-même, « c’est une bien banale histoire ». Et facile à tourner en mélodrame. Sujet archi-connu, divinement illustré parfois, très exploité toujours. Il m’est familier, sauf pour ce qui est de ces horribles asiles de nuit anglais que, Dieu merci, mon Orient ignore, sans toutefois s’en porter plus mal. J’ai été plongeur en Egypte et en Suisse, pas à Paris; mais dans cette ville, à laquelle je dois tant, je n’en ai pas moins mangé ma part de « vache enragée ». J’ai hanté, moi aussi, des rues « du Coq d’or » à Belleville, aux Batignolles et dans la banlieue.

Je n’oserais pourtant jamais raconter mes aventures tout au long d’un aussi gros livre que celui que George Orwell a écrit, comme on boit un verre d’eau. Il y a plus : La Vache Enragée est une œuvre qui vous fait penser, méditer sur les tristesses de l’existence, comme un roman de Balzac, mais sans vous faire avaler ce que Balzac a de fastidieux.

L’art littéraire retrouvera ce naturel-là, ou bien il mourra pour longtemps.

Bucarest, Mars 1935.

PANAÏT ISTRATI

La préface de Panaït Istrati ne sera pas reprise dans les éditions postérieures de La Vache enragée, qui trouve un titre plus conforme à l’original dans la traduction de Michel Pétris : Dans la dèche à Paris et à Londres, parue en 1982 (Gérard Lebovici).

Sources:
La correspondance d’Orwell avec son traducteur René-Noël Raimbault – Jean-Michel Place-2006
George Orwell, La Vache Enragée, Traduction – René N Raimbault & Gwen Gilbert. Gallimard-1935