Istrati, un si long purgatoire

La Vache enragée d’Orwell est préfacé par Panaït Istrati (1884-1935), un véritable paria, un écrivain honni de tous et qui fut sali par les communistes parce qu’il avait eu l’unique tort de témoigner de ce qu’il avait vu dans la Russie stalinienne de 1929.

En 1935, après avoir envisagé une préface de Francis Carco pour la préface de La vache enragée chez Gallimard, André Malraux plaide finalement pour un texte de Panaït Istrati. Il s’agira du tout dernier texte de l’écrivain roumain décédé, peu après sa rédaction, de la tuberculose. Orwell meurt en 1950 de la même maladie et au même âge mais, on le verra, il ne s’agit pas du seul point commun entre le britannique et le balkanique.



Roumain, mais écrivain de langue française


Panaït Istrati était né à Brăila, au sud-est de la Roumanie en 1884, « port du Danube où se mêlaient toutes les races des pays balkaniques et les va-nu-pieds du Proche-Orient », tout comme un autre grand écrivain roumain, Mihail Sebastian (1907-1945). Mais Sebastian, s’il maîtrise parfaitement le français, publie toute son œuvre en roumain, quand Ionesco, surtout dans ses années de jeunesse, écrit dans les deux langues. Istrati, grand polyglotte (outre sa langue maternelle, il parle le turc et le grec), appartient à cette famille d’écrivains, comme Samuel Beckett et Milan Kundera, qui choisissent d’écrire en français.

Quand Istrati est sollicité pour préfacer le premier livre d’Orwell, il a exercé tous les métiers (peintre en bâtiment, éleveur de cochons, photographe…) et il a déjà une grande et belle œuvre romanesque, publiée chez Rieder (18 livres en 12 ans !), mais son étoile a considérablement pâli depuis la parution du premier volume de la trilogie Vers l’autre flamme (octobre 1929). C’est un homme brisé et abandonné. Lui, l’autodidacte prolétaire, lui qui était venu au socialisme « pour répandre la bonté », il est victime d’une entreprise de propagande croisée, en France mais aussi en Roumanie où il est retourné vivre ses dernières années. Et il s’est mis à dos son mentor, son modèle, son protecteur, Romain Rolland. 



Barbusse, Istrati, Orwell


Orwell sait-il tout cela en 1935, lorsqu’il découvre la préface de son livre ? Probablement pas, si on en juge par la correspondance échangée avec son traducteur René-Noël Raimbault. Orwell sait-il que l’homme qui a publié ses premiers articles en France, dans les colonnes de Monde, et qu’il a peut-être rencontré en 1928 ou au début de 1929 à Paris, Henri Barbusse, mène depuis 1929 une campagne abjecte contre l’écrivain roumain, également contributeur de Monde, allant jusqu’à refuser à celui-ci un droit de réponse dans ces mêmes colonnes ?
En octobre 1927, c’est en communiste convaincu que Panaït Istrati commence son voyage en URSS, à l’occasion des 10 ans de la Révolution : « Mais j’étais fermement convaincu, que du point de vue moral, du point de vue de la justice élémentaire, la “dictature du prolétariat” ne laissait rien à désirer, ne pouvait être que saine ». Après Moscou, il visite Leningrad où il rencontre Victor Serge, puis met le cap sur l’Ukraine, puis traverse le Caucase avant de retourner à Moscou avec Níkos Kazantzákis. Le Grec et le Roumain sont bien décidés à prêcher la bonne parole bolchévique à la prochaine étape de leur voyage : la Grèce. C’est du moins ce qu’il écrivent dans une lettre collective adressée à Staline. Une fois sur place, les deux compères sont inculpés pour agitation communiste. Istrati retourne en URSS, mais à Kiev cette fois-ci, où Kazantzákis ne tarde pas à le rejoindre. Le voyage se poursuit à Mourmansk, à Bekovo, à Moscou où ils rencontrent Maxime Gorki, à Nijni-Novgorod où il croise Henri Barbusse ; il s’achève en décembre à Leningrad, chez Victor Serge. Le 15 février 1929, il est de retour à Paris. Le 20 mai, il achève le premier volume de la trilogie Vers l’autre flamme (qui paraît en octobre) et écrit à Romain Rolland : « Ami, j’ai cassé la vaisselle. » La place manque pour raconter en détails la mue de Panaït Istrati du communisme vers l’antistalinisme, mais l’ouvrage s’avère un  brûlot, un véritable pamphlet contre le régime soviétique d’autant plus puissant qu’il vient, pour la première fois, des rangs d’un écrivain de gauche, sept ans avant le Retour de l’URSS de Gide et Mea Culpa de Louis-Ferdinand Céline.

L’opposant éternel


Le procès est sans appel : « Il n’est plus du tout question de socialisme, mais d’une terreur qui traite la vie humaine comme un matériel de guerre sociale, dont on se sert pour le triomphe d’une nouvelle et monstrueuse caste qui raffole de fordisme […] Cette caste, ignorante, vulgaire, perverse, est en majorité constituée par une jeunesse venue au monde depuis le début de ce siècle. » Enfin, péremptoire, après avoir énuméré les armes du pouvoir, il résume l’essence de la nouvelle caste : « un universel vide, dont elle se gargarise et se sert pour dominer. » Romain Rolland tente de le dissuader de publier son essai, mais Panaït Istrati, en accord avec son éthique et son exigence de vérité et de liberté, ne tient pas compte de son exhortation et devient « l’homme qui n’adhère à rien », « l’opposant éternel ».

« Mort dans la peau d’un fasciste »

Les deux autres volumes de la « trilogie Vers l’autre flamme », Soviets 1929 et La Russie nue signés Panaït Istrati mais respectivement écrits par Victor Serge et Boris Souvarine, paraissent peu après. 
Immédiatement, Barbusse se met à calomnier Istrati dans les colonnes de Monde pour discréditer son témoignage ; L’Humanité ne tarde pas à suivre, et bon nombre de communistes français s’alignent, comme Paul Nizan dans Commune. Le plus abject est le procès en antisémitisme fait à l’écrivain vagabond, accusé par Barbusse d’être un membre du groupe Stelescu, une section de la Garde de Fer, l’organisation fasciste roumaine. 
Ces fables saliront jusqu’à la sépulture d’Istrati.

Cet extrait de la nécrologie de l’écrivain dans L’Humanité, le 17 avril 1935, résume tout : « On apprit hier la mort de Panaït Istrati. Cet ex-écrivain révolutionnaire est mort en Roumanie dans la peau d’un fasciste ». Quelque jours avant, le 31 mars, Bernard Lecache, à la tête de la Ligue Internationale Contre l’Antisémitisme, avait écrit dans Le Bulletin de la LICA : « Mais Panaït Istrati est devenu antisémite. Il crache dans le plat dans lequel il a mangé. Il bafoue et outrage ses sauveteurs de naguère. Il ne veut plus entrer dans leur synagogue que pour la profaner. »

Lors des obsèques de Panaït Istrati en avril 1935, le fasciste Mihai Stelescu suit le cercueil de l’écrivain, poursuivant l’horrible travail d’appropriation de son œuvre par la Garde de Fer.

Vers la réhabilitation

Cette propagande s’est avérée particulièrement destructrice et efficace, touchant jusqu’à la base des militants : Duncan Roberts, l’auteur de ce blog et d’Orwell à Paris, se souvient du récit de ses grands-parents communistes se débarrassant de tous leurs livres d’Istrati… Il faudra attendre 1968, avec la création en France de l’association « Les Amis de Panaït Istrati », et la réédition de ses œuvres par le grand Roger Grenier chez Gallimard, en quatre volumes magnifiques, pour que sa réhabilitation commence. Toutes les allégations de Barbusse et des communistes seront démontées une à une et, pour l’antisémitisme, David Seidmann rétablira la vérité philosémite de Panaït Istrati avec la parution de L’Existence juive dans l’œuvre de Panaït Istrati en 1984.
Objet de lutte de propagandes antagonistes, le cas Panaït Istrati, écrivain de gauche sans concession, épris de vérité, préfigurait en quelque sorte la censure communiste de l’œuvre d’Orwell et les tentatives de récupération de sa pensée par une certaine droite réactionnaire.

Nicolas Ragonneau

(Retrouvez le blog de Nicolas Ragonneau sur l’oeuvre et l’univers de Proust : https://proustonomics.com)

Sources:
Notes et reportages d’un vagabond du monde, de Panaït Istrati publié dans Monde du 16 au 21 juin 1928.
https://imec-archives.com/archives/fonds/103IST

https://www.panait-istrati.com